À la une

Média actu'

Mediapart a déjà 15 ans : retour aux sources du journalisme d'investigation

6 300 enquêtes, c'est le nombre d'affaires que ce journal a révélé depuis sa création, il y a quinze ans.  À l'occasion de cet anniversaire, Edwy Plenel a fait la tournée des grandes villes de France. Le 18 novembre dernier il était à Toulouse, nous l'avons rencontré.

 

Quinze ans d’existence : comment vous expliquez cette longévité et ce succès ?

« Caminante, no hay camino », cette phrase d’Antonio Machado nous dit : « toi qui chemines, il n'y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant ». Dans l'histoire de Mediapart, l'audace est d'avoir créé ce journal qui n'existait pas, qui est inédit, totalement numérique, totalement indépendant, totalement enquêteur. 

Résultat : un succès improbable, puisqu’aujourd'hui Mediapart est le troisième quotidien français d'information politique et générale, avec 220 000 abonnés. Bien sûr, il y a eu des batailles. Mediapart n'est pas tombé du ciel, personne ne nous l'a proposé, il fallait le conquérir, et il faut continuer à le conquérir. Ce combat, nous le menons pour donner du courage à tous, y compris à ceux qui résistent dans des lieux bien plus difficiles, avec moins d'indépendance, plus de précarité, et de moins bonnes conditions de travail. 

Et le résultat est-il là ? Avez-vous l'impression d'avoir tenu vos promesses par rapport à l'ambition initiale ?

Nous ne savions pas où la route nous mènerait. L'ambition initiale était de faire deux choses : premièrement, montrer que nous pourrions à nouveau reconstruire un média totalement indépendant, totalement sous le contrôle de ceux qui le font ; deuxièmement, relever le défi de la crise provoquée par la révolution numérique. Nous voulions lutter contre l’affaiblissement du journalisme, la domination des opinions, et bien sûr, la perte d'indépendance avec l'arrivée de toutes ces industries étrangères dans l'industrie de l'information. 

Nous avons donc voulu montrer que le numérique, au lieu d’être une fatalité, pouvait être une opportunité. Nous voulions faire un laboratoire pour recréer la valeur de l'information via le numérique. Créer de la valeur, c’est-à-dire : créer des emplois, créer la confiance du public dans ce journal, créer un journalisme d'impact qui, à travers ses révélations, change l'agenda du débat public. 

Nous avons donc avancé avec ces deux objectifs, mais pour réussir, il fallait d’abord que ce soit rentable ! Pari réussi. Aujourd’hui, Mediapart est l'une des rares entreprises de presse française sans publicité, sans subvention, sans actionnaire privé, qui soit structurellement rentable.

Parvenez-vous à instaurer ce même climat de confiance au sein de la rédaction : qu’en est-il des conditions de travail et de l'exercice du métier de journaliste au sein de Mediapart ?

Nous avons commencé avec vingt-cinq salariés, et le principe, c'était que ces salariés soient en CDI avec la promesse d’être payés pendant trois ans. Heureusement, nous avons atteint le point d’équilibre et nous avons pu continuer. Nos salaires chez Mediapart sont donc supérieurs à ceux du marché. La hiérarchie des salaires est exceptionnelle, le rapport est de 1 à 3,3. La parité est respectée, et nous veillons à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes. Aujourd'hui nous avons 130 salariés, dont la moitié sont des journalistes en CDI, l'autre moitié est composée de tous les autres métiers qui se sont développés, professionnels de l'informatique, de la gestion, du service d'abonnement, du marketing, de la communication. Et puis nous avons tour à tour une centaine de pigiste qui travaillent pour nous, avec des négociations régulières, sur les conditions de travail et sur les tarifs auxquels ils sont payés. Nous allons même élaborer une charte sociale l'an prochain. 

D'autres médias pourraient-ils aujourd’hui se développer en s'inspirant de votre modèle ?

Pour la liberté et le pluralisme de la presse, oui, c’est souhaitable. Nous aidons Le Poulpe, Médiacité, Lyon 89, Strasbourg 89 et bien d'autres projets. Je pense qu'il y a un avenir, notamment dans la région, et particulièrement pour l’information locale ; la vraie difficulté étant d’avoir un niveau d’abonnés réguliers. Derrière cela, se trame également le scandale de l'écosystème médiatique en France, et surtout des aides publiques, qui ne sont pas orientées vers des journaux indépendants, et qui vont au contraire vers ceux qui ont déjà beaucoup d'argent. Aussi, oui, avons-nous voulu aider à financer toutes les nouvelles aventures médiatiques qui créent un journalisme durable, indépendant, d'intérêt public et participatif. 

Quels sont vos souvenirs les plus emblématiques depuis la création, il y a quinze ans, de Mediapart ? 

Il y en a pleins ! C'est une aventure tellement improbable. En 2007, j'avais un petit papier avec le projet, je l'avais dessiné. Tout le monde disait que « Plenel était fou », que l’information ne pouvait être que gratuite sur internet, que j’allais m’effondrer. J'étais endetté depuis dix ans, j'avais une maison hypothéquée que je risquais de perdre, etc… Finalement, ça a fonctionné. Alors forcément depuis, il y a de très beaux souvenirs, ça va de l’affaire Bettencourt et « les secrets volés de la République » ; à l’'interminable bataille judiciaire contre Nicolas Sarkozy, que nous avons gagnée !

Mais ce n’est pas tout, Mediapart a également été un acteur majeur du mouvement Me Too et de la révolution féministe sur les violences sexistes et sexuelles, à travers ses révélations : Adèle Haenel, Depardieu, pour le cinéma ; Denis Bopin, pour la politique, Poivre d'Arvor, pour ne citer qu’eux.

Mais si vous ne deviez en retenir qu'un, de souvenir ?

Pour moi le meilleur souvenir c'est maintenant. Je suis le dernier co-fondateur dans les murs, et pour moi le meilleur souvenir c'est la transmission. Conquérir est difficile, durer est encore plus difficile, mais transmettre en général, c’est primordial.

Pour finir, quel message souhaiteriez-vous faire passer aux jeunes journalistes ?

Pour ceux qui ont des idéaux démocratiques, radicalement démocratiques, notre époque est pleine d’ombres. Pas seulement pour la presse, mais pour l’émancipation générale, pourtant, il est temps - et ce dans tous les pays - de trouver l'idéal du journalisme. Le journalisme n'est pas seulement une carrière, ce n'est pas seulement le travail de rédacteur. Le journalisme est un métier très particulier, il sert le bien commun, il sert un droit fondamental. Nous avons donc plus que jamais besoin de journalistes. Plus que jamais.

 

Propos recueillis par Milia Legasa et photo prise par Lydie Le Carpentier

milia.legasa@gmail.com / lydielec@gmail.com

À lire aussi