Après avoir remplacé les mains et les bras, la “machine” s'apprête-t–elle à supplanter têtes et cerveaux ? L’irruption de l'intelligence artificielle générative dans nos activités de création, de conception ou d'information interroge d’abord nos pratiques, bien sûr nos valeurs et notre éthique, mais également la pérennité économique de nos métiers. Plus largement, se pose la question du sens et de la maîtrise que l’Humain pense pouvoir garder sur le monde qui l’entoure. En parallèle du dérèglement climatique, assiste-t-on à un emballement technologique qui, lui aussi, contribuerait à notre perte ? Oui, répond, de manière tranchée, Marius Bertolucci, maître de conférences en sciences de gestion à l’Université Aix-Marseille et auteur de « L’Homme diminué par l’IA » (Editions Hermann).

Volubile, Marius Bertolucci semble s’exprimer avec le débit rapide de l’expert enthousiaste. Mais sa verve n’a rien de méridionale. Elle manifeste l’inquiétude face à l’urgence. Pour lui, lanceur d’alerte, nous sommes dans un déni face aux risques imminents et sans doute irréversibles que l’IA entraîne dans son sillage.

 

En quoi l’intelligence artificielle n’est pas une simple et nouvelle bulle médiatique comme les précédentes ?

Pour le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, « l’IA est un danger pour l’humanité encore plus grand que le réchauffement climatique ». Parmi les grands noms de l’IA l’inquiétude est largement partagée. L’IA est une invention technique à même de provoquer l’entrée dans une nouvelle ère, comme l’agriculture et l’écriture. Je ne comprends pas comment nous pouvons rester si apathiques !

À la différence du métavers qui relevait du projet d’une seule entreprise, l’IA est l’aboutissement technico-scientifique à l’œuvre dans des domaines divers et dont les effets sont documentés scientifiquement : travail, langue, science, relation humaine, politique, etc.

 

Quels enjeux et risques identifiez-vous dans le secteur si spécifique de la presse et de l’information ?

La destruction en cascade du journalisme, puis de l’espace public, et enfin, de la démocratie. Voilà l’enjeu.

En méditant cette question, j’ai peur que cette destruction ne survienne pas en perte et fracas, mais qu’elle produise un journalisme « zombie », vivant en apparence mais mort de l’intérieur. Comme nombre de nos institutions qui, sous l’effet de leur managérialisation se sont évidées, leurs valeurs affichées ne pesant plus grand chose vis-à-vis de la « valeur » de notre époque : la Performance. Je crains le simulacre qui contente tout le monde. Faut-il rappeler que cinq des 45 finalistes du Prix Pulitzer ont déclaré avoir utilisé ChatGPT ?

L’affaiblissement des capacités cognitives par l’IA et les recours catastrophiques à l’IA invitent à la prudence. Retenons qu’on n’attend pas qu’une IA fonctionne pour l’utiliser, même en présence de preuves d’inefficacité.

 

La lutte contre l’hégémonie des algorithmes dans les activités de création, de communication ou d’information passe-t-elle par des décisions politiques et collectives ou par une prise de conscience individuelle, notamment des acteurs concernés ?

Dans un excellent article du Monde, les journalistes Graveleau et Six montrent qu’une partie des écoles d’art et de design ne sont pas très inquiètes face aux IA génératives, toujours et encore considérées à l’aune du concept d’outil ! Quel aveuglement ! En revanche, Récemment, le producteur Tyler Perry a annulé son projet de studio de 800 millions de dollars après avoir vu les vidéos de l’IA Sora. Quelle clairvoyance ! Si l’action politique utile pour encadrer l’IA ne peut être le fait que de quelques acteurs (USA, Chine et Union européenne), force est de constater qu’il ne faut pas compter sur eux. Je crois dans les corps intermédiaires pour l’action et, pour les alimenter, dans la force de l’indignation individuelle.

 

Pierre Bergmiler : « Avec l’I.A., quels usages, pour quel métiers ? »

En contrepoint du point de vue de Marius Bertolucci, voici le regard, vigilant sur les enjeux éthiques, mais pragmatique et opérationnel, de Pierre Bergmiller, responsable de la communication numérique de la Ville et de l’Europole de Strasbourg. Il a dressé l’inventaire des usages de l’I.A. dans Point commun, l’infolettre de Cap’Com.

Community manager : reformuler des contenus, créer des visuels, trouver de l’inspiration pour un post

Webmestre : récupérer ou corriger des lignes de code, améliorer l’accessibilité d’un site

Rédacteur-trice : corriger des textes, en traduire

Graphiste : générer des visuels, en retoucher, en compléter

Vidéaste : retranscrire et sous-titrer des vidéos

Attaché-e de presse : obtenir des tonalités spécifiques des messages

Chef-fe de projet numérique et chargé-e de communication : simplifier, résumer, reformuler des contenus, retraiter des fichiers xls ou pdf

Tous : corrections, synthèses, reformulations, retranscriptions…

 

Propos recueillis par Patrice Lallement

À lire aussi